Un art pour être et rendre heureux

Peder Severin Krøyer «Anna Ancher et Marie Krøyer sur la plage de Skagen» 1893
Peder Severin Krøyer «Anna Ancher et Marie Krøyer sur la plage de Skagen» 1893

L’œuvre d’art peut-elle contribuer à notre bonheur ? J’en suis persuadée. Ce fut également la conviction d’un petit groupe d’artistes scandinaves au XIXe siècle, dont Philippe Delerm nous esquisse le cheminement dans son roman «Sundborn ou les jours de lumière», Prix des libraires 1997.

«Il y aura eu des hommes et des femmes pour croire ensemble que le bonheur était le seul enjeu, le seul risque à courir, la seule réponse à donner à toute cette barbarie […] Il en restera des tableaux, […] un art pour vivre, un art pour être et rendre heureux.» p.12-13

Cet extrait d’une lettre fictive de Karin Larsson à Ulrik Tercier, narrateur du roman (et personnage imaginé par l’auteur), résume bien la trame romanesque qui se déroulera sur quelque 200 pages. Réflexion sur le bonheur, mais aussi sur la création, «Sundborn ou les jours de lumière» nous transporte d’abord en 1884 à Grez-sur-Loing en France. Autour de l’artiste suédois Carl Larsson et sa femme Karin vit une petite communauté de peintres scandinaves venus tester la lumière tant vantée par ceux que l’on nomme, encore par dérision, les «Impressionnistes». Il y avait aussi la prestigieuse école de peinture de Barbizon, toute proche, de même que Paris à proximité. August Strindberg est là avec sa famille, de même que Karl Nordström et les Norvégiens Christian Krohg et Christian Skredsvig. Le Danois Soren Kroyer (Peder Severin Krøyer) les rejoint bientôt. Les fêtes joyeuses et les escapades improvisées ponctuent les séances de créations en plein air ; «…nous voulions arrêter la vie, la lumière, mais nous voulions vivre aussi, et vivre ensemble, toucher le bonheur au présent […] c’était là le secret de notre passage sur terre» p.13

Carl Larsson est le «meneur de bonheur» du groupe avec cette volonté indéfectible de «transfigurer chaque instant» et de le fixer sur la toile. Une première rupture dans la communauté scandinave survient pourtant lorsque Kroyer décide soudainement de retourner à Skagen au Danemark, afin de retrouver le bleu fabuleux et rare de sa lumière pendant les jours de beaux temps. «Skagen, c’est le bout du monde ! La dernière ville au bout du Nord du Danemardk, si l’on peut appeler ville un village de pêcheurs, avec un seul hôtel et quelques fous amoureux de l’endroit !» p. 60 Contre toutes attentes, tous désertent Grez et gagnent Skagen à la recherche de cette fameuse lumière bleue, à l’exception de Carl et Karin qui attendent leur premier enfant.

Une autre communauté d’artistes se forme à Skagen autour de Kroyer, avec les peintres Anna et Michael Ancher, Martha et Viggo Johansen, de même qu’ Oscar Björck. Si Philippe Delerm a su, dans les premiers chapitres du roman, transmettre dans son écriture tous les charmes d’un petit village français au XIXe siècle, sa description de Skagen et de la rencontre tumultueuse des eaux de la mer du Nord avec celles de la Baltique, de même que sa fameuse lumière bleue, nous transporte dans une atmosphère proche du romantisme. «Nous sommes tous en quête de lumière. Mais cette lumière passe sur les choses, les êtres que nous aimons […] le bonheur, c’est cette fragilité de la lumière qui s’arrête une seconde sur notre petit spectacle. » p.117

Des événements familiaux ramènent cependant le narrateur en France où il retrouve Carl et Karin Larsson, qui projettent de retourner dans leur pays, plus précisément à Sundborn dans la Dalécarlie. Ulrik les y accompagnera. En 1885, en plein hiver, Philippe Delerm nous fait alors traverser en traîneau, pendant trois jours, des paysages de neiges et de gel pour une première visite de ce qui deviendra bientôt la maison la plus célèbre de Suède.

Puis, en 1886, Ulrik retourne en France, cette fois à Giverny, pour une brève visite chez le peintre Claude Monet, pour lequel il ne ressent guère d’enthousiasme et avec qui il ne partage pas les visées impressionistes. À la page 152, Delerm expliquera d’ailleurs sa vision de l’art à travers le témoignage de son narrateur : «Non, l’art n’était pas au-dessus de la vie. Les instants vécus, arrêtés sur les toiles n’étaient pas seulement des accidents de la lumière. Ils exprimaient toute une façon de vivre qui n’était rien sans la tendresse pour les personnages, rien sans l’amour.»

En 1888, à Sundborn, Ulrik nous ramène vers Karin et Carl Larsson. Ils ont aménagé et décoré leur maison comme une œuvre commune dédiée au bonheur, qui deviendra plus tard une référence de l’art de vivre pour les suédois. De son côté à Skagen, Soren Kroyer vient d’épouser Marie, peintre danoise considérée comme la plus belle femme du Danemark. À leur façon, eux aussi incarnent un idéal de bonheur et de réussite pour les danois. Mais les années passent et cette quête du bonheur, tout autant que celle de la création, révèle peu à peu sa triste part d’ombres.

«Sundborn ou les jours de lumière, qui met en scène des personnages réels et romanesques, décrit par petites touches, légères et sensibles, les heurts, les cassures, les instants parfaits qui font une vie. Évocation de l’impossible conciliation entre l’absolu de l’art et les nécessaires compromissions de l’existence, ce roman empreint de nostalgie est également une célébration de la joie de vivre, et de peindre.» Babelio

«Ce livre est une merveille d’écriture, comme presque tous les livres de Philippe Delerm. Il arrive à nous transmettre des lumières, des mouvements, des ambiances presque mieux que si nous y étions. Peut-être ne les aurions-nous pas perçues, ou pas aussi bien…» Critiques libres

Ce très beau roman de Philippe Delerm, écrit de façon épistolaire, ravira donc tout autant les amateurs d’art que les amoureux de la littérature. Il nous fait entrer dans l’intimité de ce groupe d’artistes malheureusement encore peu connus en dehors de la Scandinavie.

Bonne lecture !

Auteur : Louise Sanfaçon

Passionnée par les arts visuels depuis l’enfance 🎨

2 réflexions sur « Un art pour être et rendre heureux »

    1. Merci Mireille ! J’ai vraiment beaucoup aimé ce roman. Mon seul regret est qu’il n’y a aucune reproduction des peintures dont on parle dans ce récit. Il est vrai que le très beau texte de Delerm peut se suffire à lui-même, mais quelques images auraient situé les lecteurs avec plus de précision au regard de ce mouvement artistique. Bonne lecture !

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