Entrez dans la peinture grâce à la littérature

Vilhelm Hammershøi
Vilhelm Hammershøi

Un livre qui offre une prose magnifique au sujet des œuvres du peintre danois du 19e siècle Vilhelm Hammershøi : «Intérieur» par l’écrivain Philippe Delerm. Un univers intime qui aborde la profonde tranquillité de la vie d’une femme, recluse dans son intérieur dépouillé, net et ordonné.

Dans un tableau, une femme est assise sur une chaise, de dos, la tête penchée en avant. Nous devinons qu’elle est en train de lire. Un livre est d’ailleurs posé sur un guéridon à côté d’elle. Cet angle de la pièce, meublé seulement d’une autre chaise, n’offre aucun décor superflu pour la distraire de son occupation introspective.

À l’instar des portes battantes de son appartement, qui nous laissent entrevoir la vastitude de sa maison, le livre invisible entre ses mains lui donne accès à des espaces nouveaux dans son esprit, à chaque fois qu’elle tourne une page. Joie intime et secrète de la lecture qui ouvre tant de portes intérieures…

Ce tableau est une œuvre d’un peintre du XIXe siècle, Vilhelm Hammershøi. La palette des œuvres de cet artiste danois se décline dans une gamme neutre, douce et hivernale (gris, bleu, brun, blanc, noir) et les sujets abordent la profonde tranquillité de la vie d’une femme, recluse dans son intérieur dépouillé, net et ordonné. Des œuvres à méditer, à observer calmement, pour s’apaiser. Des tableaux qui s’offrent comme un lieu de silence, pour un esprit à la recherche de solitude et de contemplation, mais avec assez de subtilité et de mystère pour ne pas être fades et ennuyeux.

Est-il possible de révéler l’âme d’une personne en faisant son portrait de dos ? D’évoquer le silence avec des mots ?

Si je vous ai introduit Vilhelm Hammershøi avec un tableau traitant de la lecture, je vous propose maintenant une lecture qui traite de la peinture d’Hammershøi, une «porte» originale et efficace afin d’entrer dans l’univers feutré de ce peintre : «Intérieur» par l’écrivain Philippe Delerm publié aux éditions Elytis en 2009. L’auteur y décrit avec une magnifique prose poétique l’atmosphère et le sujet d’une trentaine de tableaux d’Hammershøi. Il ne s’agit pas d’une analyse, mais bien d’une œuvre de fiction avec de très beaux courts textes, comme autant d’instantanés inspirés des œuvres du peintre. Est-il possible de révéler l’âme d’une personne en faisant son portrait de dos ? D’évoquer le silence avec des mots ? Ce sont là les singuliers paradoxes qui s’entrecroisent dans les œuvres peintes et écrites du duo Hammershøi-Delerm.

Voici ce que l’on peut lire au dos de couverture d’«Intérieur» : «Philippe Delerm rentre ici dans l’intimité d’un des plus grands peintres danois qui le touche particulièrement : Vilhelm Hammershøi (1864-1916). En observateur zélé, nanti de cette acuité tout animale, il s’immisce dans les toiles du peintre pour mieux nous raconter ce qu’il a vu et qui nous aura échappé.

Déambulant dans cet intérieur – celui de la propre maison du peintre – , dans une demi-lumière qui préserve le secret, Philippe Delerm nous offre ici un texte qui réussit le tour de force de nous réapprendre à observer, éclaircissant la palette de ce peintre de l’intime, que d’aucuns qualifient comme le Vermeer danois.»

Vilhelm Hammershøi
Vilhelm Hammershøi, «Intérieur avec jeune femme vue de dos» (c 1903)

Je vous partage un extrait de ce petit bijou de littérature, inspiré du tableau ci-haut «Intérieur avec jeune femme vue de dos» (c1903) d’Hammershøi  : «… Le battement liquide du balancier de l’horloge monte comme une fièvre. Sous la régularité des lignes et des rythmes, le vide croît vers le vertige, comme si le pas à pas, le geste à geste conduisait vers un gouffre. Toutes les saisons sont d’hiver. On aimerait savoir le nom d’une vraie tristesse, un deuil, ou un départ. Mais on redoute davantage une mort à l’envers, une mort de l’instant goutte à goutte perdu sur le parquet glacé […] De cette nuque seule, offerte ou préservée pourrait venir la solution – mensonge du désir, le sang qui cognerait plus fort aux temps, un poison doux. Une épingle tomberait sur un coin de tapis, des cheveux électriques. Il faut ranger ce plat en bas du vaisselier. » Pages 7-8

Deux forces tranquilles combinées

La femme du tableau qui a inspiré ce texte semble de toute évidence préférer sa propre compagnie à celle d’autrui. Elle nous a ouvert la porte de sa maison mais se replie sur elle-même en nous tournant le dos. Tout comme le plat au galbe féminin sur le vaisselier, qui demeure fermé et froid bien qu’offert ostensiblement à notre regard. Indifférente à notre présence, la femme révèle pourtant la vulnérabilité de son cou, évoquant l’extrême fragilité de l’instant niché dans le silence intemporel du tableau, dans ses couleurs sourdes, dans sa composition en lignes droites, brisées seulement par la diagonale de l’assiette que la femme tiens sur sa hanche, ou par celle de son bras. Cette assiette ne montre pas sa douce rondeur, mais l’arrête menaçante de son contour, brillante et étroite comme une lame, comme un avertissement de ne pas s’aventurer plus loin. Dans les tableaux d’Hammershøi, Philippe Delerm extirpe de ce genre d’ambiguïtés figuratives  un riche univers narratif et poétique. Il sait nous faire voir sans décrire (comme je viens platement de le faire), il nous révèle de multiples couches de sens de l’œuvre sans la décortiquer. Il nous fait porter notre attention sur «le moment présent du tableau», nous fait entrer en lui, dans sa temporalité suspendu. Deux forces tranquilles combinées, tableaux et écrits, qui nous emportent loin du vacarme et de l’agitation du monde.

Les 80 pages d’«Intérieur» présente en mortaise pour chaque texte une reproduction du tableau qui l’a inspiré, parfois en couleur, parfois en noir et blanc (deux sections en encart offrent toutes les œuvres en couleurs). Parfois la typographie joue agréablement sur la taille des polices de caractères afin d’accentuer certains mots. Une brève biographie de Vilhelm Hammershøi complète cet ouvrage que je recommande fortement, tant pour les amoureux de l’art que pour les amoureux de la littérature.

Au printemps dernier (du 16 avril au 26 juin 2016) une exposition d’œuvres de Vilhelm Hammershøi s’est tenue au Musée des beaux-arts de l’Ontario (Art Gallery of Ontario – AGO), suite à l’acquisition d’un tableau rare du peintre danois «Intérieur avec quatre gravures» de 1905, le tout premier faisant partie d’une collection publique canadienne.

Vilhelm Hammershøi, «Intérieur avec quatre gravures» (1905) AGO
Vilhelm Hammershøi, «Intérieur avec quatre gravures» (1905) AGO

Il est dommage que ce tableau ne soit pas inclus dans le livre de Delerm, mais on y trouve les mêmes éléments que dans le célèbre «Intérieur avec jeune femme vue de dos» décrit plus haut : la jeune femme (toujours de dos), la vaisselier, l’assiette, le plat, auxquels s’ajoute une chaise, un pichet et quatre gravures. Après la lecture de Delerm, peut-être serez-vous inspiré pour écrire votre propre court texte de fiction à partir de ce tableau ? Bonne inspiration et bonne lecture !

Auteur : Louise Sanfaçon

Passionnée par les arts visuels depuis l’enfance 🎨

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