À quoi sert l’œuvre d’art dans une économie de marché ?

2016-07-04-abigail-keenan-barnimages-004-1024x6831Malgré tous les efforts des musées, des galeries d’art, des centres d’exposition, des centres d’artistes autogérés, des événements artistiques, etc., l’œuvre d’art ne fait pas partie de la vie de la plupart des gens.

Il est même tout à fait possible de mener une vie satisfaisante et épanouie sans jamais avoir recours aux œuvres d’art. Et quand on parle d’une vie satisfaisante et épanouie — selon les critères de notre société occidentale basée sur l’économie de marché — il s’agit de «travailler»pour «consommer», et «fonder une famille» (se reproduire pour engendrer d’autres travailleurs/consommateurs). Ces actions peuvent toutes être accomplies sans art. Même que l’objet d’art se présente comme une sorte d’anomalie dans ce système.

Il n’obéit pas aux lois de production de masse, c’est-à-dire la réalisation à bon marché d’artefacts en série vendus à profit au plus grand nombre possible, afin d’enrichir des actionnaires. Il est une sorte de grain de sable dans l’engrenage, puisqu’il implique la production lente d’un objet unique (et parfois même pas d’objet du tout, comme dans le cas de la performance ou de l’esthétique relationnelle) dont la valeur varie selon le créateur et son contexte.

La fonction de l’art n’a pas été fixée une fois pour toute, mais a plutôt évolué avec celui-ci

Alors à quoi sert l’art ? La fonction de l’art n’a pas été fixée une fois pour toute, mais a plutôt évolué avec celui-ci. Selon les époques ou les idéologies dominantes, on aura prêté à l’art des fonctions «esthétiques» (révéler le beau), des fonctions «morales» (véhiculer certaines valeurs), des fonctions «ontologiques» (favoriser la connaissance de l’être), ou encore aucune autre fonction que celle de se renvoyer à lui-même (l’art pour l’art) ou toutes ces réponses à la fois.

Pour ma part, j’ai toujours préféré la fonction ontologique. Tout comme l’écrivain André Malraux, je crois que l’art possède une fonction essentielle, soit de révéler à l’être humain sa grandeur et sa dignité. Cependant, dans une économie de marché, on nous vend plutôt l’idée que notre grandeur et notre dignité proviennent de la réussite sociale et s’expriment par les biens matérielles qui en découlent : le dernier IPhone, la maison, les voitures, les vêtements, les loisirs (on valorise alors les voyages ou les activités sportives impliquant l’achat d’équipements usinés coûteux). Dans cette perspective, l’œuvre d’art est positionné comme un objet de luxe, accessible uniquement à une élite financière qui cherche à se distinguer du commun des mortels. Pourtant, il est possible d’acheter des œuvres d’art originales d’artistes professionnels à des coûts moindre qu’un IPhone, un vélo de montage ou un équipement de ski. Alors pourquoi la plupart des gens n’en consomme pas ?

Selon Aristote, le but de l’art est de représenter non pas l’aspect extérieur des choses, mais leur signification intérieure

Selon le philosophe grec de l’Antiquité Aristote, — “Le but de l’art est de représenter non pas l’aspect extérieur des choses, mais leur signification intérieure.” Il explique que la fonction de l’art est de nous ouvrir à la connaissance, en suscitant curiosité et étonnement. Mais réussit-on vraiment à dépasser ce stade de la curiosité et de l’étonnement dans les musées, dans les galeries d’art, dans les centres d’exposition ? À faire de l’œuvre d’art un véritable objet de connaissance,  nécessaire à nos vies ?

Rose-Marie Arbour*, dans son article paru dans le revue ETC #48 (1999-2000) À quoi sert l’art contemporain ?,  affirmait elle aussi que la fonction de l’art est de «transformer, fût-ce à des doses homéopathiques, la perception des choses et du monde» et que «l’accessibilité matérielle et conceptuelle à l’art» est essentielle afin d’assurer l’efficacité de cette fonction. Dans un précédent article Où aller pour voir des œuvres d’art ? je démontre comment «l’accessibilité matérielle» à l’art s’avère plutôt réussie au Québec (dans les grands centres urbains à tout le moins), puisque l’offre est relativement satisfaisante et la plupart du temps gratuite. La demande quant à elle est quasi inexistante, puisque «l’accessibilité conceptuelle» à l’art n’est pas garantie par notre système d’éducation. En effet, pourquoi transformer, auprès des jeunes (et moins jeunes !), notre perception des choses et du monde avec des cours sur l’œuvre d’art, qui remet dangereusement en question le système d’économie de marché ? Les cours d’art demeurent donc optionnels et sont la plupart du temps perçus comme une alternative superflue de «bricolage» pour l’expression de soi et non comme une occasion privilégiée de connaissance, de réflexion et de prise de conscience sur l’être et le monde.

Vous souvenez-vous de la dernière œuvre d’art que vous avez pris la peine de contempler ?

Bien sûr, tout un chacun nous sommes parfois en contact avec les œuvres d’art, de façon accidentelle. Ce peut être grâce à des tableaux accrochés au murs du restaurant du coin, ou dans le bureau de notre banquier ; grâce à une sculpture dans un parc, ou à une murale à l’entrée d’un hôpital. Si ce genre de proximité peut agrémenter une situation particulière, l’art y demeure accessoire, décoratif. Il peut facilement être gommé de notre attention et se fondre dans l’environnement. Vous souvenez-vous de la dernière œuvre d’art que vous avez pris la peine de contempler dans un tel contexte ?

Il faut habituellement le dispositif d’exposition (dans un musée, une galerie…) pour que l’œuvre d’art retrouve l’importance qui lui revient afin d’assurer sa fonction ontologique. De ce fait, on doit mettre l’œuvre d’art en scène et la valoriser pour que notre attention se porte sur celle-ci. Car il n’y a malheureusement aucune campagne publicitaire sur l’art dans les médias qui puisse rivaliser avec celles visant à créer en nous le besoin d’acheter le dernier modèle d’une voiture, d’un système de téléphonie, d’une marque de vêtement, d’un aliment ou d’un parfum afin de rassurer notre ego sur la valeur présumée de notre existence. Ce qui fait qu’au final, pour bien des gens, l’achat d’un laminé ou d’une impression sur toile trouvés dans un magasin à grande surface constituera un contact avec l’art amplement suffisant, alors que le choix d’une marque spécifique pour un objet ou un service usuel s’avérera déterminant.

L’artiste Wassily Kandinsky écrivait : «La peinture est un art, et l’art dans son ensemble n’est pas une création sans but qui s’écoule dans le vide. C’est une puissance dont le but doit être de développer et d’améliorer l’âme humaine. » Je crains par ailleurs que la structure actuelle de l’économie de marché ne jette justement l’art et l’œuvre d’art dans le vide pour en dénigrer la puissance, en faisant comme s’ils n’existaient pas. Personne n’en parle, sauf peut-être lorsqu’une œuvre atteint des records aux enchères (oui, encore l’effet de l’économie de marché) ou lors d’un scandale quelconque (ce qui donne la possibilité de «monétiser» le phénomène).

Le philosophe Arthur Schopenhauer disait : «L’artiste nous prête ses yeux pour regarder le monde». Quant au médecin psychiatre Carl Jung, il affirmait : «L’artiste fait parler l’inconscient collectif. L’artiste est l’interprète des secrets de l’âme de son temps.» Avons-nous donc choisi l’aveuglement et l’inconscience pour tenir ainsi l’art à la périphérie de nos existences ?


*Vous pouvez télécharger gratuitement ICI le livre de Rose-Marie Arbour, L’art qui nous est contemporain. Montréal, Qc: Éditions Artexte, 1999

Auteur : Louise Sanfaçon

Passionnée par les arts visuels depuis l’enfance 🎨

2 réflexions sur « À quoi sert l’œuvre d’art dans une économie de marché ? »

  1. Quel bel article! Effectivement à quoi sert l’oeuvre d’art?

    On comprend généralement bien à quoi sert le processus de création d’une oeuvre d’art mais une fois que celle-ci est créée et qu’elle a sa propre vie… à quoi sert-elle ? Je pense que c’est dès la petite enfance que cette « question » devrait être abordée. L’école par son programme d’enseignement des arts, tente de fouler ce terrain en développant la compétence de l’élève à « Apprécier des œuvres d’art » mais ce développement est laissé à des enseignants qui n’on pas la formation initiale pour y répondre.
    Comment transformer l’oeuvre d’art pour qu’elle ne soit pas seulement un objet de consommation? Les musées y travaillent fortement mais en même temps… ils deviennent un objet de consommation en eux même.

    Ah! merci de me « triturer » le cerveau ce matin…

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