En 1974, pour la radio KPFK 90.7 FM de Los Angeles, l’auteure américaine Anaïs Nin (1903-1977) fit la lecture de l’une de ses lettres, dans laquelle elle répondait à la question d’un ami écrivain. Pourquoi écrire ? Ce très beau texte au sujet de la nécessité de la création, qu’Anaïs Nin recopia dans son fameux Journal en février 1954, pourrait selon moi parfaitement être transposé à l’œuvre visuelle (peinture, dessin, estampe, installation, sculpture…), que ce soit dans la réalisation de celle-ci ou dans son appréciation :
«Je crois que l’on écrit parce que l’on doit se créer un monde dans lequel on puisse vivre. Je ne pouvais vivre dans aucun des mondes qu’on me proposait : le monde de mes parents, le monde de la guerre, le monde de la politique. J’ai dû créer un monde pour moi, comme un climat, un pays, une atmosphère, où je puisse respirer, régner et me recréer lorsque j’étais détruite par la vie. Voilà, je crois, la raison de tout œuvre d’art.
L’artiste est le seul qui sache que le monde est une création subjective, qu’il faut faire un choix, une sélection des éléments. C’est une matérialisation, une incarnation de son monde intérieur. Et puis, il espère y attirer d’autres êtres, il espère imposer cette vision particulière et la partager avec d’autres. Même si la seconde étape n’est pas atteinte, l’artiste, néanmoins, continue vaillamment. Les rares moments de communion avec le monde en valent la peine, car c’est un monde pour les autres, un héritage pour les autres, un don aux autres, en définitive.
Nous écrivons aussi pour aviver notre perception de la vie, nous écrivons pour charmer, enchanter et consoler les autres, nous écrivons pour chanter à ceux que nous aimons, nous écrivons pour goûter la vie deux fois, sur le moment et après coup.
Nous écrivons afin de pouvoir transcender notre vie, aller au-delà. Nous écrivons pour nous apprendre à parler avec les autres, pour consigner le voyage à travers le labyrinthe, nous écrivons pour élargir notre univers, lorsque nous nous sentons étranglés, gênés, seuls. Nous écrivons comme les oiseaux chantent. Comme les peuples primitifs dansent leurs rituels. Si vous ne respirez pas à travers l’écriture, si vous ne pleurez pas en écrivant, ou ne chantez pas, alors, n’écrivez pas. Parce que notre culture n’a que faire de tout cela. Lorsque je n’écris pas, je sens mon univers rétrécir. Je me sens en prison. Je sens que je perds mon feu, ma couleur. Ce devrait être une nécessité, comme la mer a besoin de se soulever. J’appelle cela respirer. »
Lorsque je lu le Journal d’Anaïs Nin à dix-huit ans (et plus particulièrement ce passage) j’y ai trouvé des mots salutaires pour décrire et comprendre la nécessité de l’art dans ma propre vie. Alors que tous mes amis faisaient leurs sciences pour se doter d’un «bon» métier, j’étudiais les arts, sans réussir à me fixer totalement dans un mode d’expression spécifique. J’explorais les arts visuels, la photographie, le cinéma, la littérature, la musique. Aucun autre champ de connaissance que celui de la création artistique ne suscitait mon intérêt et ce, depuis l’enfance. L’art était toute ma vie ; je dessinais, je peignais à l’huile, j’écrivais, je jouais du piano et composais de la musique, je filmais, je photographiais, je lisais et je passais mes dimanches après-midi au musée. Même «bouger» devait être un geste artistique : je dansais le ballet classique au lieu de courir ou de faire du sport. Comme Nin, je me créais un monde où je puisse vivre, tout le reste semblant étonnamment étranger et inconfortable à mon âme contemplative assoiffée de transcendance.
Voici une autre «perle» du Journal d’Anaïs Nin que je redécouvre aujourd’hui, où elle décrit l’ambivalence d’une âme créatrice quant au choix du médium qui servira le mieux cette «nécessité» de l’art dans la vie. Dans la nuit du 27 février 1915, alors qu’elle est âgée que 12 ans, Anaïs Nin fait un rêve étrange. Elle transcrivit ce rêve dans son Journal, en français, même si elle maîtrisait encore peu la langue à cette époque. Emigrée à New York depuis un an, elle s’attache alors au français en souvenir de son père, un musicien d’origine cubaine resté en France et qui les a abandonnés, elle, sa mère (une cantatrice d’origine andalouse), et ses deux jeunes frères.

«D’abord je me trouve dans un grand salon tapissé de gris, très sombre. J’étais assise sur une petite chaise en bois parfumé, cela sentait le sapin. Alors une grande dame vêtue de velours noir ayant comme ceinture une bande de diamants ou quelque chose de brillant, d’abord elle s’avançait vers le grand piano du coin, elle a joué une longue mélodie si triste qu’il me semble que je pleurais. Quand elle a arrêté, elle a été vers un grand chevalet et a pris un pinceau et a commencé à peindre ; enfin elle avança vers un grand bureau, ses grands yeux bleus me regardèrent d’abord, puis avec lenteur elle a commencé à écrire, écrire des pages, des pages. Enfin, elle ferma le livre doucement, posa sa plume et s’avança silencieusement vers moi, alors j’entendis ces mots : Choisis !
Oh, combien d’hésitations ! Puis, brusquement, je me suis tournée vers le grand bureau entouré de livres, une force invisible me mène vers ce coin, sans le vouloir mes mains ont pris la plume, alors la grande dame en souriant s’est approchée, me donnant le grand livre en me disant : Écris, je te guiderai. Sans aucune difficulté, j’ai écrit des choses, des choses je crois bien belles, car la dame m’a dit, en me désignant un grand coin où, assis sur de grands fauteuils, des hommes à barbe vénérable, ainsi que des reines et des jolies châtelaines, écrivaient sans arrêter : Ta place est là, me dit-elle.
Aussitôt qu’elle partit, j’ai lâché doucement mon livre et ma plume et je me suis dirigée vers le piano, je voulais essayer, d’abord mes doigts allaient très bien, j’aimais ce que je jouais, mais soudainement je me suis arrêtée, je ne savais plus. Alors en regardant tristement le piano, j’ai dit : Je ne puis ! J’ai essayé de peindre, mais au lieu de peindre, de gros pâtés ornent mon chevalet, alors j’ai dit : Adieu, je ne te veux pas. Alors, j’ai repris ma plume et j’ai commencé à écrire, sans arrêter.
Mon rêve est bien long, mais il m’a paru singulier et je veux le relire. Maman m’appelle. J’aimerais encore rêver des choses comme ceci.»
En 1966, un éditeur new-yorkais publia le premier tome du Journal d’Anaïs Nin, alors une parfaite inconnue de 63 ans. Le succès fut colossal, malgré une écriture plutôt narcissique et, parfois, des affirmations peu reluisantes au regard des femmes. Quoi qu’il en soit, des millions de lectrices se passionnèrent pour cette vie dévorée par le démon de l’amour et de l’art. Amorcée à l’âge de 11 ans, l’écriture du Journal se termina seulement à la mort de l’auteur. Il cumule soixante-trois ans d’écriture et plus de 20 000 pages manuscrites.